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Dans les montagnes, passés les forêts et les ruisseaux, au dessus des nuages, en équilibre sur les rochers, il est une quiétude que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Alors, sans que l’on ait à faire quelque effort, la vie se révèle, infinie et silencieuse. Ce blog traduit l'envie d'exprimer toute la variété des raisons qui poussent à vouloir s’y aventurer, seul, et s’y éterniser.

11 May

L'amante inconsolable

Publié par Maël JIMENEZ  - Catégories :  #Histoires

Arrête nord de l'Arcalod, Massif des Bauges
Arrête nord de l'Arcalod, Massif des Bauges

Je l'ai entendu se lever... Il faisait encore nuit noire et pourtant il s'activait déjà. Il s'est habillé. Une, deux, trois couches ; la corde dans une main, les piolets attachés sur le sac ; bonnet et lunettes. Je me rappelle de son souffle chaud lorsqu'il s'est lancé comme un forcené à la poursuite de son ombre. Cela faisait des semaines qu'il en parlait, qu'il attendait le bon moment. La météo devait être bonne toute la journée, tout au plus jusqu’au lendemain matin. Une faille donc, courte certes, mais cela aurait du suffir, pensa t-on. Je l'ai vu vérifier son matériel deux, trois, quatre fois pour être certain que tout soit bien là. A deux heures le réveil a sonné, presque aussitôt il fermait derrière lui la porte du refuge où il m'avait rejoint la veille. Je l'ai regardé dormir. Il était trop concentré pour me parler ni me prêter attention. Je suis restée seule et j'ai tiré la couverture sur mes épaules puis au dessus de ma tête. Il l'avait préparée cette ascension. Il en connaissait chaque menu détail. J'aurai aimé qu'il reste contre moi sous cette couverture que j'avais tiré sous ses yeux, qu'on se dise des mots doux, qu'on vive encore un peu à deux. Mais il est parti pour ne plus jamais rentrer.

Il l'ont retrouvé trente ans plus tard, ou le lendemain, je ne sais plus très bien. Un glaçon en pendule au bout d'une corde. Ils ont dit qu'il avait probablement été pris dans le brouillard et qu'au lieu de redescendre il s'était entêté. Il avait fini par prendre une voie qu'il ne connaissait pas. «Le pire, ont-ils dit, c'est qu'il était à deux pas du sommet.» et que, « s'il s'était arrêté là, ça aurait tout changé.» Mais il voulait ce caillou, fouler son trophée. Il l'a payé de sa vie.


Je me rappelle toujours de ces disputes muettes que nous avions souvent. Je lui disait qu'il m'avait moi, qu'il fallait qu'il me regarde moi, pour ce que j'étais, pour qui j'étais -et je voulais être tout pour lui. Quand je lui disait cela, je le fixais droit dans les yeux et il détournait le regard au dessus de ma tête en espérant y trouver son salut. Je hurlais. Il n'entendait rien. Je lui donnais tout ce que j'étais, je partageais tout avec lui et il s'en moquait. Seuls comptaient ses trophées. Cette nuit là, malgré toutes mes prières pour lui faire rebrousser chemin, il m'a abandonnée et je me suis sentie invisible, inconséquente, insipide. Alors, j'ai fait une dernière prière -la seule qui se réalisait toujours- et je l'ai exaucé.

Je ne peux pas mentir. Je suis honnête. Je ne peux pas trahir. Je suis parfaite.


Elle a eu tant d'amants. Aucun n'est jamais resté. Aucun n'est jamais rentré.

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Dans les montagnes, passés les forêts et les ruisseaux, au dessus des nuages, en équilibre sur les rochers, il est une quiétude que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Alors, sans que l’on ait à faire quelque effort, la vie se révèle, infinie et silencieuse. Ce blog traduit l'envie d'exprimer toute la variété des raisons qui poussent à vouloir s’y aventurer, seul, et s’y éterniser.